Australie

Les plaines du centre de l’Australie sont un abîme horizontal. Les yeux ne peuvent voyager que quelques mètres sur ce continent plat et ne trouvent de répit que dans l’immensité du ciel. Cette région de l’Australie est la terre la plus inhospitalière et sauvage que j’aie connue. Un désert d’une dimension inhumaine.

Les aborigènes sont les habitants ancestraux de ces terres. Il y a des centaines de groupes linguistiques : ce sont des chasseurs-cueilleurs. Leur peau est noire et couverte de poils dorés, les anciens ont de longues barbes blanches et des chevelures ébouriffées. Ils ont été maltraités, abusés, manipulés par les Blancs et sont devenus farouches. Le choc avec le monde blanc est brutal. Les problèmes de santé liés à l’alcoolisme et à la malbouffe sont d’une ampleur épidémique.

L’un des concepts les plus fascinants de la culture aborigène est celui des « songlines ». Ce sont des chansons qui décrivent la topographie de manière précise, je dirais que ce sont des cartes musicales et poétiques. Si on ne sait pas revenir à la maison sur ces terres, ou si on ne sait pas où se trouve l’eau, la mort est certaine. Ces chansons transmises de génération en génération sont de véritables cartes, des routes culturelles qui garantissent la survie. Il y a des gardiens des « songlines », des personnes dont la seule mission est de préserver leur contenu et leur signification. Certaines de ces routes poétiques s’étendent sur des milliers de kilomètres et relient des groupes linguistiques sans aucun autre lien que la préservation de leur section de la route poétique. Imaginez une chanson qui parle du rocher, de la rivière asséchée, de l’arbre, du puits d’eau, qui décrit le terrain de sorte qu’il est possible de toujours marcher sur le même chemin… Ce sont les miettes de pain d’un Hansel et Gretel tribal.

La tragédie pour les aborigènes est que ces cartes complexes sont absolument inutiles dans le monde blanc.

Il est fascinant de penser que toutes les cultures ont ces cartes qui permettent la survie, qui nous offrent les coordonnées pour rentrer chez nous. En fait, les croyances, les superstitions, les mythes, la musique, l’art, la littérature sont des cartes poétiques qui nous aident à faire face aux faits essentiels de l’existence.

Ces cartes poétiques deviennent plus complexes à mesure que la capacité d’un peuple à répondre à ses besoins fondamentaux s’accroît. Au début, il faut résoudre la faim et assurer la survie. Ensuite, on essaie de répondre au mystère, on peut conjurer la parole, le son et la couleur inutiles.

Des cartes plus précises et complexes nous donnent du pouvoir, elles nous permettent de naviguer en toute sécurité dans des territoires minés. Je pense qu’en cette époque de repas rapides, nous avons négligé les cartes qui conservent une certaine subtilité et nous nous sommes content és de croquis bruts et primitifs.

Mais la carte la plus difficile à obtenir et la plus désirée est la carte du futur. Si on a une carte du futur, on a la possibilité de se préparer, de réagir à temps. La science, la technologie, la médecine sont des efforts systématiques pour prédire ce qui sera, elles nous offrent l’illusion que tout est sous contrôle et que tout restera ainsi, des prévisions météorologiques à l’ingénierie génétique.

Les cartes du futur sont également appelées mythes, divination, oracle, superstition, voire métaphysique. Certaines sont plus élaborées que d’autres. Elles répondent à ce que nous ne connaissons pas, ce sont des cartes pour donner un sens à un au-delà qui cache des silences dévastateurs et définitifs.

Quelle est la différence pratique entre parler du Big Bang, ce temps sans temps et sans espace, et parler du Dreaming (du Rêve, avec une majuscule) comme le font les aborigènes australiens ? Le Dreaming est un temps où les rêves donnaient naissance aux choses. Les deux sont des mythes de la création, des idées sur des espaces qui existent au-delà de nos espaces sensoriels.

J’adore les cartes culturelles ; j’adore les gens qui les conservent et les protègent, qui en sont fiers, qui trouvent dans leurs références locales des échos et des résonances de cette grande carte humaine qui est une carte blanche, une carte qui ne donne pas de réponses, une carte remplie de points d’interrogation.

Ce projet sur le Ghan, le nouveau train qui traverse l’Australie du sud au nord, commandé par la National Geographic, a été l’un des plus difficiles de ma vie. Le désert était épuisant, sauvage, et je me sentais étranger parmi les hommes. Ce sont mes cartes culturelles qui m’ont sauvé : les suites pour violoncelle de Bach, la vision du ciel nocturne, le sourire de Day Day, un aborigène simple et sage, et la chaleur des Horvat, de vieux nouveaux amis dans un minuscule village de ce pays-continent.