La femme sans nom
Mon nom, je ne sais plus ce qu’il est, j’ai oublié avec les années. Car, là où vous me voyez, je suis une femme très âgée. Je ne me souviens pas non plus de mon âge, mais cela importe peu, n’est-ce pas ? Ce qui importe, c’est que je suis née ici, à Paucartambo, et que c’est ici que je mourrai, si jamais je meurs un jour. Parfois, je pense que le Saint Dieu m’a fait vivre si longtemps parce qu’il veut que je sois immortelle, comme Lui.
Le chapeau que je tiens dans ma main gauche, je l’ai fabriqué moi-même quand j’étais jeune, quand il y avait encore l’usine de chapeaux, qui a fait faillite et nous a laissées, les huit ouvrières, sans travail. Nous avons dû retourner à la campagne, travailler la terre et prendre soin des troupeaux. C’est pourquoi ce chapeau est aussi ancien que moi, ou presque. Je l’ai enlevé parce que je passe devant le saint qui a une niche dans ce coin du village. C’est un saint un peu paresseux, qui ne fait presque jamais les miracles que nous lui demandons, même si nous faisons toujours sa procession, allumons des bougies et apportons des fleurs. Et parfois, il les fait à l’envers, faisant pleuvoir quand nous demandons du soleil, ou une sécheresse infernale quand nous supplions pour un peu de pluie. Mais, bien qu’il soit paresseux et compliqué, c’est notre saint et, si nous voulons l’aimer, nous l’aimons.
Dans mes centaines et peut-être milliers d’années de vie, j’ai vu tout ce qui s’est passé dans ce village. Insurrections, massacres, tremblements de terre, guerres, épidémies, apparitions et beaucoup de gouvernements qui se sont succédé. Jamais ça n’a été pour le mieux, toujours pour le pire. Mais cela ne semble intéresser personne. Je n’ai pas seulement vu des malheurs, j’ai aussi vu des choses magnifiques. Comme l’apparition de Jésus dans le corps d’un petit agneau. Il m’est apparu à moi seule rien de moins. En montant du ruisseau où nous allions laver le linge, le soir. Ce jour-là, j’étais seule et distraite, chantonnant, avec le linge plié sur ma tête, lorsque l’agneau, qui était l’Enfant Jésus en personne, est apparu sur mon chemin et m’a bloqué le passage, me regardant avec des yeux de pitié. Tout de suite, j’ai su qui il était et je suis tombée à genoux. Alors, il a bêlé et j’ai su qu’il me prévenait de quelque chose. Mais j’étais tellement émue par son apparition que je n’ai pas bien compris le message. Plus tard, j’ai pensé qu’il était venu me prévenir de ne pas épouser celui avec qui je me suis mariée, ce brute d’Anselmo qui m’a tant battue. Heureusement, il est mort encore jeune, renversé par un camion après l’une de ses beuveries.
Comme cette histoire, je pourrais en raconter des milliers. Parce que même si j’ai oublié mon nom et mon âge, je me souviens encore de beaucoup de choses. Par exemple, demain il y aura un marché et je passerai toute la journée sous une tente, vendant des cochons d’Inde et du maïs grillé.