Pierres de Sacsayhuamán
Il ne s’agit pas d’une peinture abstraite d’un grand peintre moderne fou de géométrie et de symétries, soucieux de capturer sur sa toile la lumière bleutée et violacée avec laquelle le soleil fait ses adieux, chaque après-midi, derrière les montagnes de Cuzco. Ce ne sont pas les sculptures robustes d’un grand sculpteur de notre temps, déterminé à éterniser, dans ses œuvres, la matière, la vie minérale, taillant des constructions cyclopéennes de pièces dissemblables qui s’emboîtent comme les pièces d’un puzzle parfait.
Bien sûr, bien qu’elles semblent si modernes, si artistiques, ces pierres sont très anciennes, les restes d’une forteresse construite par les Incas pour protéger ce nombril du monde qu’était Cusco, la capitale de l’empire des Quatre Suyos ou régions, le Tahuantinsuyo, la civilisation qui, jusqu’à l’arrivée des Européens, couvrait les trois quarts de l’Amérique du Sud. Sacsayhuamán était à la fois une forteresse et un temple, car pour les Incas, la religion et la guerre se confondaient et étaient une seule et même chose, comme l’avers et le revers d’une pièce de monnaie. Ces pierres étaient alors des murs, des terrasses, des enceintes, des oratoires, des dépôts d’armes et de nourriture. Du haut de leurs remparts, les guetteurs pouvaient voir les quatre routes qui, partant de Cusco, reliaient la ville impériale aux innombrables communautés, villages, villes et cultures qui vivaient dans l’empire, dans une coexistence pacifique, dans une union dans la diversité qui n’a jamais été répétée dans notre histoire. L’énormité et la solidité de ces murs symbolisaient la puissance et la fierté des dirigeants de ce grand empire, qui, selon les historiens, ont réussi à éradiquer la faim sur leur vaste territoire, un exploit qui n’a pas non plus été poursuivi à l’époque moderne. Les hommes qui ont transporté ces énormes pierres, travaillant par milliers, et les ont coupées, lissées et assemblées avec une habileté et une sagesse qui nous éblouissent encore, étaient très confiants en eux-mêmes. Ils croyaient que l’empire était immortel, comme les Andes ou le ciel, et cela les a perdus. L’auto-satisfaction, les divisions et les ambitions dynastiques les ont entraînés dans des guerres intestines, que les conquérants ont utilisées pour soumettre le Tahuantinsuyo et le détruire.
Les pierres de Sacsayhuamán sont également un témoignage de cette tragédie historique, qui a transformé en vassaux et en serviteurs ceux qui avaient créé l’une des civilisations les plus originales et avancées du monde antique. Une tragédie qui, bien que plusieurs siècles se soient écoulés depuis sa survenue, a laissé des blessures toujours ouvertes, suintantes. Comme ces belles et tristes murailles brisées et séparées de Sacsayhuamán.