Roumanie
Je demande à Sen Phon qui étaient les assassins et il me répond : « C’étaient des gens tout à fait normaux comme toi et moi, ils pensaient que s’ils ne tuaient pas en premier, quelqu’un allait les tuer. Mais c’étaient essentiellement des gens tout à fait normaux. Peut-être que la caractéristique que je peux souligner chez les soldats les plus fanatiques est qu’ils étaient très jeunes, même des enfants – et les enfants sont les plus cruels de tous parce qu’ils ne peuvent pas se mettre à la place de l’autre, penser à la souffrance de l’autre. Ils pensaient que tout abus était justifié parce qu’en fin de compte, une société juste allait être construite ».
Sen Phon, avec ses cheveux blancs et désordonnés, assis sur ses talons, me regarde et éclate de rire. « C’est que, après avoir passé toute une journée avec toi, je me suis rendu compte que même si je ne comprends rien de ce que tu dis, ni toi, ce que je dis » – mon ami Peter traduit – « toi et moi, nous rions dans la même langue ». Un autre éclat de rire délicieux, « Tu vois comme je ris bien en espagnol ? », « Je ris avec une bénédiction d’abandon ».
« Et tu vois comme je ris bien en Khmer ? », je lui dis reconnaissant, profondément reconnaissant.
Quels horreurs ont été commises au nom de la justice, de la religion, de la paix ! Le chemin est aussi important que la fin. Combien nous avons besoin de sourire, de dialoguer, de partager. Le chemin vers la paix est construit avec des actes minimaux et concrets de bonne volonté. Combien d’oiseaux bruns aurons-nous besoin de libérer pour retrouver la bonté ?
Quelle douceur dans ces adieux, quelle douleur ressentie, vraie ! A travers de telles rencontres, on se sent membre de la famille humaine.
En Roumanie, je me suis senti chez moi. C’est un pays latin. La langue roumaine partage des racines avec l’espagnol, ma langue ; et c’est un pays plutôt pauvre, comme le mien. Au bout de quelques semaines, je comprenais déjà l’essentiel. J’y suis allé pour faire un reportage pour un excellent magazine espagnol appelé Planeta Humano. Contrairement aux autres pays de l’orbite soviétique, le communisme s’est terminé en Roumanie de manière violente : l’infâme Ceausescu a été exécuté après une rébellion massive.
On trouve encore partout des traces du régime démesuré de Ceausescu. Le dictateur était convaincu qu’il construisait un nouveau pays, une société où tous seraient égaux et la justice serait pour tous. Dans ce contexte, rien de ce qui existait auparavant n’avait de valeur ou de sens.
L’un des programmes les plus ambitieux du gouvernement visait à raser avec des niveleuses les petits villages médiévaux, pour construire des villes industrielles modernes. Le dictateur a eu le temps de détruire quelques petits villages de bois. Maintenant, sur les terres qu’ils ont occupées pendant des siècles, seuls restent debout quelques immeubles d’habitation abandonnés : les villages ont perdu leur vitalité, leur spontanéité.
Quelque chose de similaire s’est produit à Hunedoara. Le gouvernement a décidé de construire la plus grande usine sidérurgique d’Europe, qui était censée conduire la Roumanie vers la modernité. Un grand éléphant blanc a été construit et une ville pour trente mille personnes afin que les travailleurs y vivent. Lorsque Ceausescu est tombé, des hordes furieuses sont entrées dans l’usine et l’ont pillée. Hunedoara est maintenant une ruine fumante, un monument à l’arrogance de l’homme industriel.
Je ne parviens pas à comprendre comment certains, de bonne foi, rêvent encore de la mise en place de gouvernements de type soviétique ; comment il y a des personnes qui croient encore aux socialismes staliniens, malgré le désastre que ces régimes ont provoqué dans le monde. Ce qui caractérisait ces gouvernements de facto était simplement le fait qu’ils étaient inspirés par un grand projet de réingénierie sociale, une vision prétendument « vraie » du monde, et, en même temps, les gouvernements manquaient d’organes de contrôle indépendants, de contre-poids.
Je suis convaincu que toute dictature, que tout gouvernement qui exerce le pouvoir sans respecter aucune limite, est un gouvernement néfaste. Les dictatures, qu’elles soient de gauche ou de droite (catégories qui servent à discréditer ceux qui ne pensent pas de la même manière), ne sont que cela : des dictatures. Peu importe si elles sont inspirées par la bonté chrétienne ou par la volonté de construire une société égalitaire opposée à l’impérialisme, non. La substance, la base d’une société moderne est la reconnaissance des droits de chaque personne, des droits de l’autre, de celui qui ne pense pas de la même manière. Et, d’autre part, la nécessité que le pouvoir – tout pouvoir – contemple des limites, des contre-poids.
La Roumanie est un pays qui a subi pendant des décennies la tutelle d’un gouvernement réformateur et messianique. Il suffit de se souvenir de l’histoire pour comprendre qu’au nom des utopies, on a créé de la pauvreté, de la guerre, de la faim. Ou simplement de l’inefficacité, du caprice, du personalisme, d’un pauvre populisme qui dégrade les idées et nous fait croire qu’il est préférable de nous diviser plutôt que de trouver notre identité dans l’appartenance à la grande famille humaine.
Le pays se libère rapidement de ses préjugés, de ses tares. Les villes sont modernes et sont pleinement intégrées à l’Europe. Les villages de l’intérieur, en revanche, sont des trésors vivants d’une agriculture plus proche du terrain, des traditions, de la communauté ; d’un style de vie en voie de disparition en Europe. Dans ces villages, on chante encore avec ferveur pour les morts, on invite encore chaleureusement un étranger à partager ses deuils, et on célèbre la valeur intime du pain et de la terre.