Le Balcon des Nuages
Parfois, lorsque j’ai besoin de retourner à la première maison, la maison centrale et de référence, celle où l’identité se forge, je voyage vers un lieu dans les montagnes qui est toujours au-dessus des nuages. Là-bas, j’oublie un instant les médiocrités quotidiennes, la peur de la mort qui est en réalité la peur de la vie. Je contemple depuis les hauteurs les bras formidables de la Cordillère qui descendent vers une zone torride et mystérieuse. Sous les nuages se trouvent les plantations de café et de bananes, les maisons en canne à sucre construites sur des échafaudages pour tenir le capricieux fleuve de la cordillère à distance de la chambre. Il y a la chaleur insistante des tropiques, le craquement multitudinaire du grillon dans le ventre de la nuit. Il y a des rivières tumultueuses, des jungles menaçantes. Mais il y a aussi de petits hameaux, des maisons perdues au milieu de nulle part. Sur la place des villages, on entend la puissante musique d’un magicien dont le don est de relier à distance deux inconnus.
Sur mon balcon des nuages, il y a un froid intense qui ne fait pas de trêve. De là, je peux voir les plaines torrides de la côte et, lorsque la brise m’y aide, même en sentir le parfum.
Dans les Andes, nous vivons ainsi, toujours entre deux mondes, debout dans le froid et pressentant la chaleur ; immergés dans une réalité dure et contradictoire, imaginant des mondes magiques où tout est possible ; parlant des puissants et des politiciens, ces fantômes qui nous ont poursuivis pendant des siècles avec leurs mesquineries et leurs sombres ambitions, et conversant aussi sur ces autres spectres plus intimes qui effraient les fidèles au bord de l’aube, mais qui ne nous enlèvent pas – ceux-là plus décents – nos ressources et nos espoirs. Bref, nous vivons dans un monde où le réel et l’imaginaire, le cruel et le sublime se confondent.
Les ombres du passé se projettent sans aucun doute jusqu’au présent, elles nous marquent de leurs conflits, de longues injustices tatouées dans notre société inégale et complexe. Le taureau espagnol noir et sauvage est resté attaché pendant plus d’un siècle, mais nous ne savons pas dire au revoir à son ombre, elle habite notre sang et nos peurs. Tout comme le terrible couteau de pierre du prêtre des sacrifices.
Mais rester là, voir seulement le négatif, signifie caricaturer l’être humain qui, peu importe sa condition, vit avec intensité, a des amis chers, rêve, désire, pense et aime.
Un fossoyeur dans un petit village des Andes vénézuéliennes me disait qu’il ressentait beaucoup de tristesse car les vivants ne se souviennent plus des morts, ne visitent jamais le cimetière, et que dans chaque tombe est gravée notre histoire, notre identité. « Si une seule de ces personnes avait manqué, notre village ne serait pas le même. Chacune a eu une vie digne d’être vécue. »
En Colombie, il y a eu un tremblement de terre dans la région caféière au début de l’année 1999. La destruction était énorme, deux cent cinquante mille personnes ont perdu leur foyer et plusieurs milliers leur vie. Je suis arrivé quelques jours plus tard avec mon appareil photo et j’ai parcouru les petits villages dévastés. Chacun avait souffert plus que le précédent. Les habitants travaillaient à démolir les structures en ruine, à nettoyer les décombres avec un stoïcisme et une constance exemplaires. « Pa’lante » disent souvent les Colombiens ; peu importe le type de désastre, qu’il soit naturel ou humain, le peuple colombien avance, sans se décourager, surmontant la peur et la douleur.
Un matin tôt, dans le petit village de La Tebaida, j’ai vu deux femmes adossées au cadre de la porte de ce qui avait été une maison, et je leur ai demandé si je pouvais les prendre en photo. Elles m’ont dit oui, qu’il n’y avait pas de problème. « Écoutez, monsieur », me dit la plus grande, doña Blanca Gómez, « vous n’avez certainement pas encore pris votre petit-déjeuner, pourquoi ne pas prendre un café avec des arepas avec nous. » Dieu, qui est Dieu, m’a invité dans ce qu’il restait de leur cuisine, maintenant protégée de la pluie persistante par un plastique bleu, et elles m’ont offert du café fraîchement torréfié de leur ferme, le meilleur que j’aie jamais goûté. « Monsieur, toutes les richesses et les gloires sont vanité, regardez, la terre tremble pendant quelques secondes et tout ce que l’on a construit avec effort disparaît. La seule chose que nous avons, c’est ce que nous avons partagé, ce que nous avons semé dans les personnes qui nous entourent. »
Des expériences similaires se sont répétées encore et encore lors de mes différents voyages. Je me souviens, par exemple, de Mme Irene Miranda et de sa famille sur l’île de Chiloé, au sud du Chili, qui m’ont accueilli chez eux et m’ont accueilli comme si j’étais, un étranger de passage, une partie ancienne de leurs affections. Dans cette maison de pêcheurs, il y avait du temps pour la conversation, pour pétrir le pain et pour que jeunes et vieux se réunissent autour du feu. Quand nous nous sommes dit au revoir, elle m’a dit : « Nous sommes des gens simples, mon frère et mon mari sont des pêcheurs et ils voyagent comme vous. C’est ainsi que nous voudrions que l’on reçoive ceux qui viennent chez nous, où qu’ils aillent.
Cette idée que l’on possède vraiment seulement ce que l’on donne n’a pas une inspiration religieuse, ce n’est pas une expression de charité chrétienne, c’est une attitude envers le monde, une question de valeurs et de culture. Peut-être est-ce le résultat de vivre dans un environnement qui n’a pas été domestiqué, où la vie est un privilège et où la seule façon de surmonter l’adversité est la coopération, la solidarité. Essayer de comprendre le monde andin uniquement en termes d’indicateurs de pauvreté ou de revenu par habitant, c’est méconnaître une simple vérité : ce n’est pas celui qui a le plus qui est le plus riche, mais celui qui a le moins besoin.
Dans ce contexte, la famille est une force extraordinaire car elle est toujours là, dans les bons et les mauvais moments. Elle change, se transforme avec l’histoire, grandit pour accueillir plusieurs générations ou se réduit au noyau immédiat, crée de nouveaux rôles pour les hommes et les femmes, mais elle est toujours l’axe de la société. Elle offre chaleur, soutien inconditionnel, solidarité, et intègre les personnes âgées et vulnérables dans son sein.
Peut-être que nos pays sont moins développés matériellement parce que la famille a aussi le pouvoir d’immobiliser, de rendre plus douloureux le fait que les enfants se lancent et construisent leur propre destin, entreprennent des projets et des entreprises, quittent la terre où ils sont nés. Dans notre culture, toute absence est un abandon, tout détachement est une mutilation. Il est nécessaire de prendre en compte la force des liens familiaux pour comprendre la terrible nostalgie qui afflige les personnes qui, en raison de la mauvaise situation économique, par manque de possibilités, partent chercher la vie dans les grandes villes ou à l’étranger. Les gens ne changent pas de ville à chaque nouveau travail comme c’est le cas aux États-Unis ; ils restent dans leur terre, quand ils le peuvent, toute leur vie.
La famille est un doux fil qui coupe les ailes des aventuriers, et en même temps une force chaleureuse qui les envoie conquérir l’espoir.
Lors de mes voyages, j’ai également rencontré des villages où seuls restaient des personnes âgées ou des femmes, des villages empreints de nostalgie. Lorsque les hommes partent, en réalité, ils se déchirent. Quand ils partent, ils laissent leurs ombres, ils laissent leurs villages précairement installés au bord du précipice, leurs ailes attachées à une corde.
À ceux qui restent, l’abandon pèse tant, écouter le silence sauvage de la nuit. Ces espaces ouverts les accablent, cette lumière sans nom, cette pluie sans pluie, ce soleil qui évoque les souvenirs ; les enfants qui partent, les parents qui restent même après la mort.
Mon continent est une terre sauvage, de déserts qui ne connaissent rien des larmes ou de la saveur de l’orange ; de montagnes qui naviguent sur une lente vague de feu et de tremblements de terre ; de forêts caressées par la glace, qui transpirent la nuit du condamné ou le cri insistant de l’oiseau multicolore. Où que l’on regarde, la nature est là, altière, dressée. Les Andes ne baissent pas la tête, ne s’assoupissent pas sous la main civilisatrice de l’homme. Nous pouvons leur arracher la peau, abattre toutes les forêts qui les abritent, canaliser leurs rivières impétueuses, construire de grands barrages ou des ponts dans leurs entrailles. Mais ils sont infiniment plus grands que nous, ils nous rappellent avec leur majesté qu’ils sont là depuis des millions d’années, et que notre vie, en revanche, est accidentelle, un événement insignifiant dans le sommeil millénaire de la montagne.
Dans cette terre andine, il y a beaucoup de secrets, des dimensions incompréhensibles, des chemins sans retour, des ombres espiègles et des lumières perçantes. Le visible et l’invisible, l’apparent et le subtil, ont besoin l’un de l’autre, se complètent. Pour comprendre le monde andin, il faut pénétrer les nuages avec une imagination audacieuse et une sensibilité profonde.
C’est précisément ce que Mario Vargas Llosa nous a proposé avec ses inventions, d’aller au-delà de ce qui est visible, de se souvenir que chaque personne a une histoire riche, complexe, et que même la plus étrange ou exotique est, comme la nôtre, une histoire humaine.
Enfants du Vent
Depuis mon plus jeune âge, ma mère me racontait des histoires sur les voyages entrepris par mes ancêtres à travers les jungles infestées de paludisme, en gravissant la Cordillère par des sentiers invisibles qui à peine évitaient les abîmes, en escaladant pas à pas l’altitude et en surmontant patiemment les murs monstrueux de mon balcon dans les nuages. Parfois, le vent se déchaînait au moment précis où l’audacieuse caravane posait le pied sur le pont suspendu, soutenu au-dessus du ravin par des cordes précaires en cabuya.
Amener à Cuenca, la ville de l’Équateur où je suis né, tout bien signifiait au début du siècle un effort colossal. La première centrale électrique de la ville fut transportée à dos d’indien, c’est-à-dire traînée centimètre par centimètre par des équipes de porteurs indiens habitués aux hauteurs, qui ne parlaient presque jamais l’espagnol et préféraient marcher pieds nus. Les objets très fragiles ne pouvaient pas être transportés sur des mules ou des lamas car certains trébuchaient et tombaient dans l’abîme avec leur précieuse charge.
Je m’imagine souvent le voyage effectué par ce piano à queue français qui animait les fêtes de trois ou quatre jours auxquelles mon grand-père avait l’habitude d’assister. Ce fut une véritable épopée traverser les marécages, à chaque trébuchement il émettait un son sourd qui résonnait dans les canyons de la Cordillère, la pluie sauvage était amplifiée par la caisse de résonance, la surface polie glissait entre les mains de l’indien engourdi.
Dans ces voyages que je recréais enfant dans ma tête, le vent traçait les coordonnées de ma peur. Il s’engouffrait par des fissures invisibles, violant les abris improvisés des voyageurs ; soulevait d’immenses spirales de poussière, hurlait dans les défilés, sur les arêtes ; agitait les rivières sulfureuses qui descendaient du volcan ; faisait osciller les ponts suspendus, invitant le cavalier devenu funambule à explorer le vide.
Le véritable seigneur des Andes est le vent. Que ce soit dans la désolée Patagonie ou sur le haut-plateau bolivien, dans les paramos moussus du Venezuela ou au pied des volcans de l’Équateur, il est là, sans attaches, parfois blessant la peau, parfois la caressant avec une passion ancienne.
L’histoire des Andes est l’histoire du vent. Nous sommes tous des huairapamushcas, des enfants du vent. Lorsqu’une femme quechua tombait enceinte et qu’un enfant plus clair que la cannelle naissait, les indigènes disaient que cet enfant leur appartenait et portait dans son sang les vices de cette lignée imprévisible.
Ceux qui sont venus des Espagnes en cette Amérique andine étaient eux aussi des enfants du vent. Ils portaient dans leur mémoire culturelle les huit siècles d’influence arabe, et en réaction à ce passé, la violente affirmation de leur identité catholique. Ceux qui sont venus n’étaient pas les nobles, ni ceux dont l’avenir était assuré. C’étaient ceux qui n’avaient rien à perdre, ceux qui étaient prêts à consacrer leur vie à l’art imprécis de naviguer sans retour.
Mais les peuples qui se trouvaient ici à l’arrivée des premiers aventuriers hispaniques n’avaient pas non plus un seul ancêtre ou une langue commune, et ils n’étaient pas solidement unis. L’Inca avait conquis des ethnies et des villages le long des Andes de manière efficace et cruelle. L’Empire Inca lui-même était divisé, et ceux qui avaient été soumis voyaient dans l’arrivée des Ibériques une fausse opportunité de libération.
Le résultat du dramatique affrontement de ces deux mondes est un mélange toujours capricieux, parfois violent. Nous sommes tous des enfants du vent, un peuple extrêmement divers, qui n’appartient ni ici ni là-bas, mais dont l’identité est, faute de références plus nombreuses, indissociablement liée à la géographie extrême du continent.
Après avoir voyagé à travers les Andes en photographiant les fêtes et la vie quotidienne, j’ai compris qu’après cinq cents ans, il est presque impossible de trouver des éléments culturels purs. C’est dans les fêtes, ces espaces que les communautés inventent pour rompre le joug du quotidien, que l’on observe le mieux les nuances et les complexités de notre société.
Le carnaval bolivien, par exemple, est un espace rituel où les danses sont un compte hypnotique des voyages vers l’abîme obscur de la mine, des luttes infructueuses sur le territoire du serpent. C’est un tam-tam contre la peau tendue du taureau mutilé, ou un souffle, un tourbillon injecté dans la flûte enragée.
C’est une ancienne guerre où les archanges s’affrontent aux démons. Les mineurs offrent des cigarettes et des feuilles de coca au tío, habitant cuivré des profondeurs de la mine, un démon compatissant qui offre la mort au
désespéré et une bouffée d’air frais à celui qui peut encore prononcer le nom de l’être aimé.
Voici comment sont nos fêtes et carnavals, des cordes qui lient le sacré et le profane, l’espagnol et le précolombien.
Quand le carnaval se termine et que le Carême commence, il est temps d’abandonner la chair, de se consacrer à la foi et à la modération : que les vrais fidèles enlèvent leur masque monstrueux, abandonnent la musique païenne, et envoient vers l’au-delà une prière fervente, un fin cordon entre les mondes ! Que le capitaine des chasquis, le président des diables, la prêtresse des mers intérieures – maintenant asséchées ! – s’agenouillent. Qu’ils s’agenouillent devant la Vierge brune, cette Vierge dont le visage a été noirci par le souffle de la mine !
Même dans les fêtes célébrées par les Indiens dans les régions les plus isolées, la religion catholique, l’empreinte de l’Espagne, se manifeste avec foi et spontanéité.
Au Chili, en Argentine, dans les Andes boliviennes, péruviennes et équatoriennes, en Colombie et au Venezuela, le catholicisme est l’élément culturel qui se répète le plus régulièrement. Ce n’est pas seulement une religion, c’est une façon de penser, une expression de la culture. Les manifestations sont diverses. Les habitants de Castro, sur l’île de Chiloé (Chili), commémorent la passion du Christ avec mesure et formalité, ceux de Paucartambo (Cuzco, Pérou) lancent des fleurs à la Vierge et lui chantent des chansons très tristes en quechua. À Pelileo (Équateur), les métis célèbrent le Corpus Christi en construisant de petites autels devant leurs maisons et en les ornant de fleurs, tandis que les indigènes de Salasaca, à quelques mètres de là, dansent masqués en de fervents cercles au rythme répétitif du pingullo, de la guitare espagnole et du tambour.
À Quito, en Équateur, les pénitents déchaussés sortent de l’église baroque de San Francisco, le visage couvert, les processions portées par les fidèles et protégées des foules par un cercle de policiers. Le rosaire diffusé par les haut-parleurs semble une supplication à un Dieu distant et mourant. C’est le Vendredi saint, à la fin du millénaire, et il est difficile de savoir à quel siècle nous sommes. Il y a une foi sincère qui touche l’essence même du peuple. La sévérité du rite est émouvante.
Malgré la disparition effective des obstacles naturels que représentaient les montagnes, grâce aux télécommunications et à la construction de routes jusqu’aux régions les plus isolées, la distance psychologique entre les pays andins persiste de manière surprenante. J’en suis venu à penser que les Andes sont en réalité un archipel dont les îles sont séparées non par la mer, mais par d’impossibles obstacles de pierre, reliées par un mince fil commun de langue et de religion.
Reconnaître que nous sommes des métis, enfants de ce vent capricieux et imprévisible de l’histoire, signifie nous accepter avec nos défauts et nos qualités, avec notre passé conflictuel, et reconnaître que la diversité est notre plus grande force.
Le repos des nuages Dis-moi un secret ! Dis-moi où naît la transparence, en quel endroit du monde les horizons se confondent, sur quel balcon les nuages se reposent enfin ? Je veux le savoir. L’air à cet endroit doit être si pur que nos poumons enregistrent chaque inspiration de manière obsessionnelle ; la lumière si nouvelle que même en fermant les yeux, nous ne pouvons conserver aucune image.
Dis-moi, raconte-moi plus de secrets. Pourquoi les grands-mères enlèvent leur chapeau avant de se livrer à l’oubli ? Pourquoi les filles au ventre généreux ont le visage rond des vierges ? Où le tambour garde-t-il les rythmes du futur ? Combien de temps dure l’agonie du vent ? Comment pleure la mort quand elle est égarée ? Pourquoi ceux qui voyagent entre la nuit et le ciel rient-ils avec leur âme ?
Allez, révèle-moi le mystère de cette terre, dis-moi ce que rêvent les chiens jaunes, où va cette femme en noir qui ne s’est jamais séparée de la mer.
Buenos Aires, mars 2001.