Nous parlons pour nous connecter les uns aux autres
Notre civilisation est construite sur les fondements de la langue. Je dirais même que le temps, la perception du temps, est lié au langage.
Supposons qu’un homo sapiens qui n’a pas encore acquis le langage tente d’expliquer par des grognements les premières expériences de son enfance, ou d’expliquer à un autre ses désirs et ses aspirations pour l’avenir. Certes, la capacité de se souvenir et de se projeter sera intacte, mais sans le langage, cette expérience très personnelle ne pourra pas être partagée avec d’autres. Cet homme ou cette femme, sans la capacité de s’exprimer, reviendra rapidement à son intériorité, à son vécu, à son présent, à ses sensations.
Il n’y a que le présent, l’ici et maintenant, nous le savons. Le passé et le futur sont une construction mentale, les bouddhistes Theravada l’expliquent très clairement. Et comme toute construction mentale, ils dépendent du mot pour exister.
Si nous parlons de cette odeur particulière que dégageait la maison de notre grand-mère, si nous nous souvenons de la sensation de toucher pour la première fois la peau de quelqu’un que nous aimons, si nous parlons du cœur qui se déchire et se rétrécit devant le silence brutal de la mort, si nous imaginons, rêvons ou souhaitons… si ces souvenirs et ces sensations ne peuvent être communiqués, existent-ils ? À quoi ressemble le son de la forêt lorsque personne ne peut l’entendre ?
Nous parlons pour nous connecter à l’autre, la langue est le miroir dans lequel nous nous découvrons. Il est certain que si nous étions seuls, perdus dans la jungle, nous cesserions de parler. Car le sens, la raison d’être du langage, c’est de reconnaître que l’autre existe, que l’autre compte pour nous, que son point de vue nous intéresse et nous enrichit. Et c’est dans l’autre, dans sa réflexion, que nous sommes. La langue est le témoignage vital que l’être humain n’a pas été construit comme une île autonome et autosuffisante. La langue est le véhicule dans lequel voyagent les souvenirs, le contenant qui renferme le passé et l’avenir, le lien qui nous rend humains, qui nous permet d’exprimer ce que nous avons été et ce que nous serons. La langue est l’outil que nous utilisons pour raconter des histoires… Et les êtres humains sont faits d’histoires.
La langue est la brique avec laquelle se construit la mémoire, et sans mémoire, la civilisation serait condamnée à recommencer, à se refaire, à réapprendre sans cesse dans une sorte de punition de Sisyphe, désespérée et infinie. Apprendre et oublier, apprendre et oublier…
Dans cette équation qui a donné naissance à la culture, la langue est la première expression algébrique et le livre la seconde. L’écriture et le livre donnent au mot la possibilité de survivre au-delà du présent.
Le miracle du livre est que dans son cœur de pulpe et d’écorce sont gravés les symboles qui évoquent, qui rappellent la mémoire, qui construisent, qui rassemblent, qui réinventent. Les livres et les symboles qu’ils contiennent sont des fenêtres, des portails qui communiquent avec l’expérience de vie des autres, même de ceux qui ont cessé d’exister. C’est dans le livre que l’expérience commune de l’humanité, l’expérience de nos communautés, est stockée. Les mots qu’ils contiennent sont invariablement vivants parce que leur ambiguïté laisse place à la complexité de ceux qui les lisent. Les mots sont sautillants, dynamiques, ludiques, se transformant continuellement en d’autres, évoquant et éveillant toujours de nouvelles idées chez ceux qui les regardent.
J’aime le concept de hiérophanie, ces fenêtres sacrées qui nous relient à d’autres mondes. La Vierge de Guadalupe ou la Vierge du Quinche deviennent des hiérophanies dans les yeux et le cœur des fidèles. Les livres, tous les livres, sont des connexions avec le sacré, des miroirs dans lesquels nous nous regardons et dans lesquels nous nous reconnaissons perfectibles, esclaves de la douleur générée par la mort de ceux que nous aimons, et dans lesquels nous nous découvrons aussi puissants, sujets d’émotions dévastatrices et du calme le plus doux, appartenant, en somme, à l’espèce humaine.
La fête qui célèbre le livre est la fête centrale de notre culture. Ne l’oublions pas. Dans cette enceinte se trouvent toutes les histoires, les miroirs qui nous transportent dans notre propre âme. Dans un coin de cette foire, il y aura Marguerite Duras à l’âge de 16 ans, avec son amant…
Les baisers sur le corps font pleurer. On pourrait dire qu’ils réconfortent. Je ne pleure pas en famille. Ce jour-là, dans cette chambre, les larmes consolent le passé et aussi l’avenir.
C’est là que Borges écrit sa Milonga del muerto :
Je l’ai rêvé dans cette maison
Entre murs et portes.
Dieu permet aux hommes
de rêver des choses qui sont vraies.
La nuit, Khayam est assis près d’un feu ravissant :
Croyez-moi, buvez du vin. Le vin, c’est la vie éternelle, un filtre qui nous redonne la jeunesse. Avec le vin et la bonne compagnie, la saison des roses revient. Profitez de ce moment fugace qu’est la vie.
Lorsque nous partons, les personnages des livres se réveillent et les allées de ce champ de foire se remplissent de l’inévitable parfum de la vie qui n’abandonne pas.
Le week-end dernier, nous avons reçu la visite du grand artiste Michelangelo Pistoletto. Au cœur de sa philosophie se trouve le concept de trinomie : un plus un égal trois. Lorsque deux êtres humains se rencontrent, quelque chose de nouveau émerge nécessairement, un troisième élément résultant de la rencontre. Un plus un, c’est trois. Lorsque chacun d’entre nous rencontre un livre, quelque chose de nouveau émerge, quelque chose qui n’a jamais existé auparavant.
Que cette fête du livre donne lieu à des rencontres fortes et que nos vies soient peuplées des univers cachés dans les livres.
(Discours de Pablo Corral Vega, secrétaire à la culture de Quito, au Salon du livre 2018)