Introduction au livre 25
La photographie a avant tout la capacité d’évoquer ce qui a été vécu. Ses usages journalistiques, scientifiques, commerciaux ne représentent qu’une infime partie des images capturées dans le monde. La grande majorité des gens photographient simplement pour se souvenir.
Quand nous appuyons sur le déclencheur, nous disons « je suis ici », « ce moment compte, il est important pour moi », « ce sont ceux que j’aime », « j’aimerais que ce moment ne passe pas ». En photographiant, nous nous rebellons contre la mort, nous nous rebellons contre le passage du temps. Cet acte subversif est l’acte le plus humain. Seul l’homme est conscient du passage du temps, donc seul l’homme est capable d’imaginer l’impossible, de l’arrêter et de le geler.
Le déclencheur isole cet instant de tous les autres, lui donne une importance unique, le sauve de son inévitable fugacité. Mais le fait qu’une image existe signifie précisément que ce moment n’est plus, qu’il a déjà été emporté par l’ineffable fleuve d’Héraclite.
Les images recueillies dans ce petit livre ne sont que des souvenirs. Ils le sont pour moi. Ils témoignent des moments vécus. Ils n’ont pas d’autre prétention. Ce livre n’est pas un regard sur mon travail au cours des 25 dernières années, non. Il n’y a pas de systématisation, ni l’intention de faire une rétrospective – il est trop tôt pour penser à un héritage. Je sens que je suis juste en train d’acquérir les outils pour m’exprimer.
Mon cher ami Loup Langton et moi nous sommes assis pour regarder des photos pendant trois jours et avons choisi quelques séries qui ont marqué mon parcours professionnel. Très peu d’images de mes débuts ont survécu, elles n’ont pas passé le regard critique du présent. Nous n’avons pas non plus inclus mon travail en noir et blanc, ni la mode, ni le portrait. Nous n’avons inclus que mon travail journalistique.
De la première époque, il reste la photo de gauche, ce chemin voisin qui monte à mon cher Tablón, à Quinche. Elle a été prise il y a exactement 25 ans. Le monde était nouveau pour moi, la mort était simplement un concept philosophique; j’avais 15 ans et pour la première fois je reconnaissais le pouvoir de cet appareil photo qui m’avait accompagné depuis l’enfance. Mon père et moi sommes montés sur la montagne pour regarder le lever du soleil : c’était notre petit moment de complicité, d’émerveillement. Je me souviens de l’odeur pénétrante de la terre mouillée, des gouttes de pluie transformées en prisme multitudinaire, de la lumière froide et transparente. C’est à cette époque que j’ai commencé mes premiers photopoèmes, ces présentations audiovisuelles qui combinaient ma poésie et ma photographie, et que j’exposais dans des auditoriums à Quito, Cuenca et Guayaquil. C’est alors que j’ai compris que la photographie est mille fois plus puissante lorsqu’elle est partagée
Dans la maison de mon enfance, la même d’où j’écris ces notes, il y avait une phrase du Petit Prince écrite en fer forgé : « L’essentiel est invisible pour les yeux ». Saint Exupéry était partout, il y avait des reproductions de ses dessins dans mon placard ; ma mère me le lisait avec dévotion presque chaque nuit, en alternant avec les contes de Selma Lagerlof, les poèmes de Rainer Maria Rilke et les essais d’Unamuno.
Le renard dit au Petit Prince « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux ». Je n’ai jamais compris cette phrase. À l’époque de ma rébellion adolescente, elle me semblait romantique, sans grande profondeur. Ce passage parle de la création de liens, de la façon dont le temps que nous passons avec d’autres personnes nous rapproche d’eux, nous apprivoise, nous apprend à abaisser les barrières. Et c’est le sens ultime de la vie : se rapprocher, communiquer, semer des affections. Et bien sûr, les yeux de l’affection sont puissants, intimes, révélateurs.
C’est le cœur de la culture occidentale : la création de liens. Après un voyage en Asie du Sud-Est, où je m’étais beaucoup rapproché de la philosophie bouddhiste, je suis allé à Perpignan, dans le sud de la France. J’ai découvert une installation, une église entière couverte de cœurs rouges envoyés de tous les coins du pays, où chaque personne parlait du sens concret et personnel de l’amour. À ce moment-là, j’ai compris que, contrairement à l’Orient, où la valeur suprême est le détachement, le sens même de la vie occidentale est l’attachement, c’est-à-dire la création et le renforcement des affections.
Quand mon père est mort, j’ai écrit :
« Que ce soit la bienvenue, cette douleur, car elle signifie que nous avons vécu ! Qu’elle signifie que nous avons aimé, que nous avons rêvé, que nous avons craint, que nous avons souffert, que nous avons ri. Que ce soit la bienvenue, cette douleur, cette douleur si humaine, la plus humaine, car grâce à elle, nous savons combien, et combien intensément, nous avons vécu ! Cette belle douleur ! »
Ce n’est qu’en aimant pleinement que l’on peut ressentir cette douleur écrasante et mystérieuse, seulement si nous avons construit des liens réels et profonds. En Occident, la recherche ne consiste pas à éliminer la douleur par la compréhension du changement éternel, non ; dans notre culture, nous cherchons à être intensément vivants, c’est-à-dire connectés aux autres, rebelles, essayant toujours d’arrêter le temps, de le garder, de le préserver, de le célébrer dans le contact intime. Nous avons une foi indéfectible dans les sentiments, même si la raison nous dit qu’ils seront vaincus par l’éternel devenir.
Pour moi, cette phrase d’Unamuno résume le sens ultime de notre culture :
« Il y a des gens, en effet, qui ne semblent penser qu’avec le cerveau, ou avec n’importe quel autre organe spécifique pour penser, alors que d’autres pensent avec tout le corps et toute l’âme, avec le sang, avec la moelle des os, avec le cœur, avec les poumons, avec le ventre, avec la vie. »
Quel est le rapport avec la photographie ? Beaucoup.
Je partage l’opinion des anciens Grecs, les deux seuls sujets qui importent sont l’amour et la mort. Et en réalité, ces deux thèmes se réduisent à un seul : les liens, les sentiments. La mort est douloureuse, terrible parce qu’elle est la rupture de l’affection. Eros et Thanatos sont les deux faces d’une même médaille.
Mais il ne suffit pas de connaître le but, le chemin pour y parvenir est aussi important que le but lui-même, ou même plus. Pour un photographe qui veut raconter une histoire, le seul moyen de s’approcher du mystère de l’autre est par l’empathie. Encore une fois, on ne voit bien qu’avec le cœur.
Un regard généreux est essentiel pour être un bon photographe. Mais plus que cela, un regard curieux, rempli d’émerveillement, de taumatsein. Cette formule que les romanciers utilisent : se mettre à la place de l’autre. Nous ne pouvons guère raconter l’histoire d’un être humain si nous ne sommes pas pleins de curiosité et d’empathie.
Nous avons la capacité de comprendre les autres si nous avons vécu des expériences similaires. Pour y parvenir, nous devons recourir au réservoir de nos propres expériences, nous devons revivre notre propre joie, notre propre douleur, nos déchirements et nos déceptions. Et parfois, bien que l’expérience humaine soit essentiellement commune, nous ne parvenons pas à imag
iner l’ombre ou la lumière que l’autre a dû expérimenter. Dans ce cas, seul le silence convient : approcher à pas de loup le mystère.
L’autre est, en réalité, la seule possibilité que nous ayons de nous regarder nous-mêmes. Il est le miroir essentiel de notre condition humaine. Les êtres humains se définissent en fonction de leur communauté et de leurs liens. Nous sommes l’animal vulnérable, l’animal qui a perdu ses griffes et qui ne sait pas courir, l’animal nu qui naît fragile, dévastateur fragile. Un bébé n’est même pas capable de se nourrir seul, encore moins de se défendre. Notre seule force et possibilité de survie réside dans la communauté qui nous entoure.
Je dirais même que l’être humain a, enracinée dans cette fragilité, la nécessité de se rapprocher des autres. Pour l’homme, l’amour est la seule possibilité de survie.
Tout au long de la vie, nous rencontrons d’autres personnes, nous nous regardons dans le miroir de l’expérience des autres, nous nous enrichissons dans le dialogue, nous nous renforçons dans l’amour, et nous nous brisons quand l’amour se brise dans la mort ou dans le désamour. Moi et toi, toi et moi, deux êtres humains qui se parlent, qui se rencontrent. Il s’agit toujours d’un moi et d’un toi, de deux personnes qui se regardent et se reconnaissent.
Je pense que nous, les êtres humains, sommes la somme de nos rencontres. Nous ne savons pas ce que signifient ces rencontres : certaines sont joyeuses, d’autres douloureuses, certaines sont des portes vers des univers alternatifs, d’autres sont fugaces, d’autres sont longues et engagent toute notre vie. Toutes nous mènent à un nouvel endroit.
Le miracle le plus extraordinaire de la vie est la possibilité continue de rencontrer d’autres êtres humains, de dialoguer. Chaque rencontre est unique, irrépétable, et chaque être humain que nous rencontrons nous touche d’une certaine manière ; il nous affecte, nous transforme.
Ces photos sont le témoignage de mes rencontres, certaines plus réussies que d’autres. J’espère que ces images évoqueront l’univers riche des personnes photographiées, qu’elles seront des fenêtres ouvertes par lesquelles vous pourrez entrer. Qu’elles servent à rappeler que l’on ne regarde bien qu’avec la curiosité, l’empathie, l’affection. Pour ma part, dans cette tâche de bien regarder, je suis un débutant. Je ne suis qu’un homme nu et sans griffes, joyeusement vulnérable, qui apprend à célébrer le miracle éphémère d’être en vie.